Charlie enchaîné

Une revue de presse de Charlie Hebdo et du Canard enchaîné.
Et un peu plus.

Accueil du site > Coin des rédacteurs > Chroniques > Amélie Nothomb trébuche sur l’anonymat du Web

Habeas ideus

Amélie Nothomb trébuche sur l’anonymat du Web

Elle voit la Toile comme un Far West d’où le corps serait « absent »

jeudi 26 juin 2008, par Jeddo
mise à jour : mardi 27 avril 2010

L’écrivaine Amélie Nothomb s’est vue accorder un encadré dans les pages « Culture » de Charlie Hebdo (« Habeas Corpus », 23/04/08), où elle a pu émettre de vives critiques (négatives) à l’égard d’Internet. Ce qui, du reste, ne s’écarte pas franchement de la ligne de conduite généralement tenue dans l’hebdomadaire, dont le directeur de la publication Philippe Val a déjà fait part de ses réticences à l’idée d’avoir un site Web et continue régulièrement de le faire à travers ses éditoriaux.
PNG - 92.4 ko
« Habeas Corpus »
Tribune d’Amélie Nothomb parue dans Charlie Hebdo (23/04/08)

A. Nothomb écrit notamment (lire ci-contre) qu’« Internet peut être une restriction des plus dangereuses de nos libertés modernes » car « il est presque impossible d’y appliquer, sinon la loi elle-même, au moins le titre de cette loi ». On passera sur les approximations et inexactitudes sur le fond de cette tribune, relevées par exemple par Guy Birenbaum, qui n’a pas poussé la réflexion au-delà [1]. Pour résumer, ce qui dérange l’écrivaine, c’est « l’absence du corps » sur la Toile, c’est-à-dire l’existence de textes non signés qui devraient, selon elle, « être tenus pour inexistants ».

Concédons à Amélie Nothomb le droit d’être réservée vis-à-vis d’Internet, étant donné que notre recul sur ce média n’excède pas dix ans. Néanmoins, laisser entendre que la Toile serait une « zone de non droit » du fait des nombreuses contributions anonymes que l’on y trouve relève, semble-t-il, d’une méconnaissance des règles d’usage qui ont émergé parmi les internautes réguliers. L’essor d’Internet est à ce titre une expérience d’auto-organisation sociale à grande échelle intéressante. Et les tares habituelles de la société s’y retrouvent tout naturellement.

On peut d’autre part écarter du revers d’une main — avec précaution, toutefois — le reproche fait à l’anonymat. En effet, dans de nombreuses publications, on peut lire des textes non signés, du moins auxquels on ne peut pas associer de corps, à commencer par... Charlie Hebdo ou même Le Canard enchaîné. Ces écrits sont néanmoins sous la responsabilité des journaux, ou de l’éditeur dans le cas d’un livre. Sur Internet, contrairement à ce que prétend Amélie Nothomb, qui évoque — à juste titre, pourtant — « des immenses territoires encore non réglementés », la responsabilité du contenu échoit à l’éditeur du site, qui est une personne physique en principe parfaitement identifiable [2]. Cela s’applique donc en particulier à « l’univers des blogs et assimilés », objet principal de la colère de la chroniqueuse d’un jour.

Élargissons la réflexion à l’usage courant du pseudonyme, que ce soit sur Internet (comme ici-même), ou en dehors, puisque cette pratique, par exemple en littérature, remonte à des temps relativement éloignés. Le pseudonyme, qui dissimule le corps plutôt qu’il ne le fait disparaître, à l’instar de l’anonymat, permet dans une certaine mesure d’éviter l’écueil de l’identification des personnes et des idées. Si l’on parle d’Amélie Nothomb, notre premier réflexe sera, en fonction de notre degré de connaissances, de l’identifier — à tort ou à raison — à une écrivaine Belge populaire qui a écrit tel ou tel roman à succès, pense que « l’anonymat n’est rien d’autre que la représentation verbale de l’absence du corps », etc. Nous l’enfermons dans la construction que nous nous sommes faite de ce personnage (publique), le plus souvent par l’intermédiaire de médias divers (TV, radio, presse, revues, livres, etc. — sans oublier Internet et la présente chronique !), mais encore de discussions variées avec quelqu’un qui possède des préjugés pouvant également nous influencer. Bref, il est possible de connaître Amélie Nothomb sans la connaître... avec ou sans Internet.

Afin de lutter contre ce phénomène de personnalisation à outrance imposé par les pratiques médiatiques dominantes, les étudiants qui manifestaient à l’automne dernier pour le retrait du projet LRU ont tenté de faire diversion. Les porte-paroles du mouvement se présentaient systématiquement avec le même prénom — mettons « Alice » pour les filles et « Paul » pour les garçons. Ainsi, les journalistes étaient bien en peine de désigner les leaders du mouvement. Ce n’est pas pour autant que les idées défendues par les étudiants ont été mieux relayées. Au contraire, les médias n’ont pas apprécié ce petit jeu de cache-cache dont ils n’avaient pas la maîtrise et il leur a fallu laver l’affront insupportable infligé par les étudiants en participant à la casse de leurs revendications par la méthode usuelle : le silence.

Autre exemple de pratique qui se rapproche, elle, de l’anonymat : les stagiaires masqués de Génération précaire. Ceux-ci manifestaient en effet parés d’un masque blanc — sans aucune expression —, leurs visages étant par conséquent absolument non identifiables. La curiosité des médias s’est estompée rapidement : ce qui les intéresse, ce sont les personnes, les gueules, pas les idées. Or les idées, les luttes sociales, comme le démontrent les deux précédents exemples, devraient pouvoir se tenir hors du corps, afin de pouvoir être considérées pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire avant tout des constructions collectives (sans Autrui, une idée n’a pas de sens). Mais Amélie Nothomb a quelque part raison : sans signature, sans os à ronger pour ceux dont le métier devrait être non pas de montrer mais d’informer, elles sont de facto condamnées à ne pas exister dans le débat publique.

Cette question dépasse largement le cadre d’Internet. Stigmatiser ainsi l’anonymat sur la Toile, c’est se prémunir d’une réflexion nécessaire sur les évolutions de notre démocratie et le mépris des mouvements qui tentent d’avancer à l’abri de toute personnalisation. Lorsque l’on commémore Mai 68 dans les médias, on convoque des individus (toujours les mêmes) ; on n’invite plus les idées, cela fait belle lurette qu’elles ont été révoquées.

P.-S.

On (re)lira avec profit, sur Charlie enchaîné, « Un SMS et des questions », où Philippe Val attribuait la responsabilité de la publication du vrai/faux SMS de Sarko à Cécilia à la rédaction du Nouvel Observateur, en même temps qu’il se déclarait solidaire de cette même rédaction.

Notes

[1] Ajout du 24/08/09. Pour une discussion sur la validité juridique des arguments d’Amélie Nothomb, lire l’analyse complète de Doris Glénisson sur le blog Littérature et société : « Quand Charlie Hebdo publie des contresens juridiques ».

[2] Quoique l’on peut admettre que les sites hébergés à l’étranger posent un problème sérieux, et que, dans ce domaine, l’évolution de la législation est indispensable.


Commenter cet article





Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette