Banlieues
Il n’y a pas de crise sociale à Villiers-le-Bel, ni ailleurs
mercredi 12 décembre 2007, par Charlie enchaîné
La « crise des banlieues », qui s’était ravivée avec les violences survenues fin 2005, fait couler l’encre des journalistes et dessinateurs des hebdomadaires satiriques. Le Canard enchaîné (5/12/2007) lui consacre une pleine page, truffée d’articles abordant divers sujets relatifs aux banlieues, et le chroniqueur Jean-Luc Porquet n’y est pas resté indifférent non plus. Charlie Hebdo (5/12/2007), pour sa part, s’est rendu à Sevran, « là où ça n’a pas pété », pour enquêter, tandis que son rédacteur en chef analyse le film de Villiers-le-bel.
Didier Hassoux (« Tolérance zéro et zéro euro pour les banlieues ») donne le ton dans Le Canard : « rien n’a vraiment changé » depuis les émeutes de 2005 [2]. Le journaliste révèle que le directeur de cabinet de Fadela Amara a remis sa démission ainsi que deux conseillers de la secrétaire d’état. Plus loin, il écrit que cette dernière pourrait suivre le même chemin que celui de ses conseillers. Fadela Amara aurait menacé : « Si je n’ai rien, je m’en vais. » Son plan, axé autour de « l’éducation » (court-circuité par Xavier Bertrand), « la mise en place d’un dispositif d’aide aux jeunes créateurs d’entreprise » et « la santé », risque en effet de souffrir du manque de moyens de l’État.
Le Canard enchaîné fait le tour des principaux domaines concernés par la crise : la sécurité, les transports, la justice, l’éducation et le logement. Brigitte Rossigneux (« La Sarko-police reste en panne »), à propos du premier thème, révèle que « 18 millions ont été dépensés, l’an dernier, pour la surveillance des zones sensibles par hélicoptère ». Elle constate que « les voitures brûlent tout autant » et ajoute que « la racaille [a été] promue au rang de voyoucratie dans le discours officiel ». La journaliste du Canard déplore « la police de proximité condamnée par Sarko (...). Celle qui ne multiplie pas les contrôle au faciès mais tente d’établir le contact avec les gens. »
Concernant le transport, Hervé Liffran (« Transports en carafe », article signé H. L.) note sobrement que « l’État a promis des milliards pour rénover les quartiers, mais il se montre bien plus radin pour désenclaver ces cités et y installer les indispensables transports en commun. » Il ajoute que « les maires UMP et PS de Pavillons-sous-Bois et Livry-Gargan (...) freinent des quatre fers. De peur que le tramway n’amène que des hordes de sauvageons dans leurs belles communes ». Sur le plan de l’éducation, Jean-François Julliard (« L’éducation n’a pas tiré l’enseignement de la crise », article signé J.-F. J.) évoque la suppression du label ZEP (zone d’éducation prioritaire) « et des moyens qui l’accompagnent » pour un tiers des 1100 collèges qui en bénéficient actuellement, ainsi que l’inquiétude pour les maires de banlieue « de la suppression progressive de la carte scolaire ».
En terme de justice, Le Canard (« Le Président-procureur ») fait le récit de la semaine qui a suivi les événements de Villiers-le-Bel, et relève notamment l’enquête « ultra-rapide » de l’IGPN (Inspection générale de la police nationale) qui « écarte aussitôt [lundi 26 novembre] la responsabilité des policiers ». L’hebdomadaire satirique constate que le mercredi la procureure de Pontoise obéit au doigt et à l’oeil à Sarko qui réclame l’ouverture d’une information judiciaire à l’encontre des auteurs de violence. Le vendredi « Rachida Dati ne craint pas de violer le secret d’une instruction en cours » en parlant d’« accident » à la radio.
Le volet logement de la (non-)crise sociale dans les banlieues est abordé par Isabelle Barré (« Toujours blême, mon HLM », article signé I. B.), qui écrit que « l’Etat avait prévu de mettre 6 milliards au pot en dix ans, et non 32 milliards, comme le claironnait Borloo, (...) mais il n’a craché, pour le moment, « que » 560 millions de travaux ». Elle ajoute que « les rares chantiers terminés sont ceux qui avaient commencé avant que l’[Agence nationale de rénovation urbaine (Anru)] n’y colle son label ». De plus, « la note s’annonce bien plus salée que prévu, à cause du prix des matières premières ». La journaliste rapporte par ailleurs que « pour dix appartements démolis » seuls sept seront reconstruits. Mais ce n’est pas tout : « la moitié des logements dynamités sont des cinq pièces » quand « les deux-tiers de ceux qu’on reconstruit n’en comptent que trois ! » Conclusion : « Prière de se serrer. Ou de faire moins de bébés. Tous des graines de « vouyoucrates » de toute façon... »
Marine Chanel et Riss sont allés enquêter, pour Charlie Hebdo, à Sevran en Seine-Saint-Denis. (« Reportage, là où ça n’a pas pété — Flambée de calme en banlieue »). Ils ont assisté à l’inauguration de « la médiathèque promise il y a plusieurs années par l’Anru ». La journaliste constate : « Les gamins se pressent autour du bâtiment flambant neuf, le nez contre les vitres pour tenter de deviner à quoi ressemble l’intérieur... (...) Les parents sont (...) venus nombreux à l’inauguration. Les ados jaugent tranquillement les lieux entre copains (...). Décor familial auquel le mot « tension » ne semble pas du tout s’accorder ».
Marine Chanel rappelle que « Sevran (...) avait été lourdement touché par les émeutes » en 2005. Interrogé, le maire communiste de la ville Stéphane Gatignon explique pourquoi cela ne s’est pas reproduit suite aux événements de Villiers-le-Bel. « Les problèmes [portent] d’abord une empreinte locale », interprète la journaliste de Charlie. Ensuite, la réaction fut tellement violente que « les enchères à la casse [commençaient] peut-être trop haut », suggère Marine Chanel. Celle-ci ajoute que la répression et les condamnations en comparution immédiate ont été des facteurs dissuasifs. « Enfin, le traitement médiatique a été bien plus modéré qu’en 2005 », écrit-elle.
Cependant, « le glissement de terrain social est un risque permanent » et les acteurs sociaux cherchent des solutions pour prévenir les violences. À Sevran, la mairie « a décidé d’organiser une mélange des genres entre casquettes et képis ». Pour assurer la sécurité dans les quartiers, des agents municipaux, « sweat-shirt à capuche sur le dos, baskets-requin aux pieds », sont chargés de « surveiller les cités » et de « faire remonter les informations en cas de problème ». Les organisateurs se défendent de réutiliser le concept des « grands frères » qui, eux, « avaient un pieds dans la délinquance, l’autre dans la prévention » selon un chef de projet social. Pour « protéger les cibles faciles », il arrive aussi parfois que la mairie fasse appel à des sociétés de gardiennage privées.
Marine Chanel aborde une autre hypothèse pour expliquer le « calme » qui semble régner à Sevran : les trafiquants de drogues n’ont pas intérêt à ce que des émeutes viennent perturber leurs « activités (...) lucratives ». Les problèmes, ici, sont souvent liés aux trafics. « Le mois dernier, des bandes rivales ont (...) sorti les calibres pour défendre leur territoire de vente : une balle perdue a traversé les murs d’une école, pour s’échouer au milieu des enfants dans une salle de classe... », raconte la journaliste de Charlie.
La chronique de Jean-Luc Porquet dans Le Canard enchaîné rebondit sur le discours de Nicolas Sarkozy « qui fait du surplace », et rejoint une question liée au paragraphe précédent (« Plouf ! — Racaille, le retour »). Le journaliste s’interroge : « Pourquoi, à la suite de la mort de deux gamins, des « voyous déstructurés », des « trafiquants », se mettraient-ils à fomenter des émeutes qui dérangent leurs trafics ? » Pourtant, le casier judiciaires des premiers adolescents jugés « était vierge ». Pour Jean-Luc Porquet, le président de la république ne cherche pas à comprendre et reste « dans le déni ». Malgré un rapport des renseignements généraux qui indique que les émeutes de 2005 n’étaient pas organisées et qui fait état d’une « énorme désespérance sociale ». Le journaliste du Canard constate que l’ancien ministre de l’Intérieur a remplacé la police de proximité « par des CRS hyper-caparaçonnés, casqués, schtroumfisés ». Il pointe une « vision gouvernementale à court terme ».
Charlie Hebdo a interviewé Jean-Pierre Havrin, un ancien policier que « Sarkozy (...) avait tancé devant les caméras pour avoir organisé des matchs de rugby entre policiers et jeunes de son quartier ». Havrin défend la police de proximité et explique que « le temps des politiques n’est pas le même que celui des techniciens. (...) Les résultats ne peuvent pas venir en un clin d’œil, et il faut accepter que créer le respect, ce soit un travail de longue haleine. Mais ce temps-là n’est pas forcément tout de suite rentable en terme de statistiques... (...) Or la police est au service des citoyens, pas du pouvoir ». Pour Jean-Luc Porquet, ce genre de discours est « inaudible » car « sous Sarkozy les choses sont simples : il y a, d’un côté, les honnêtes gens et, de l’autre, d’affreux voyous « prêts à tout » pour lesquels il est en train de construire de belles prisons toutes neuves. »
Dans son éditorial (À la manivelle — Ciné-réalité »), Gérard Biard rejoint l’analyse de son confrère du Canard enchaîné et décrit « un État où les flics se font canarder au plomb de chasse et à la grenaille (...), sans que personne, ni à l’Élysée, ni à Matignon, ni place Beauvau, ne se demande ni pourquoi ni comment on en est arrivé là ». Le rédacteur en chef de Charlie Hebdo ironise sur les propos de la ministre de l’Intérieur, estimant deux jours après les émeutes de Villiers-le-Bel que la vie pouvait y reprendre son cours « normalement », « c’est-à-dire dans une ville quadrillée par un millier de policiers cagoulés et armés de fusils d’assaut avec lunette de visée infrarouge, et survolée par des hélicoptères braquant régulièrement leurs projecteurs sur les façades des immeubles ». Concernant le président de la république, l’éditorialiste écrit que « quand on le traite d’« enculé », il répond « viens te battre »... Cette violence qu’il prétend condamner — mais qui, au fond, le fascine —, il la légitime par son attitude et sa brutalité politique ».
Mais Nicolas Sarkozy a pourtant été élu voyoucrat... euh... démocratiquement !
[1] La voyoucratie, selon Le Petit Robert (2004), est un terme familier qui désigne un « pouvoir exercé par des personnes corrompues. » Donc, par définition, ce qui s’est passé à Villiers-le-Bel n’a rien à voir avec la voyoucratie. Ceci ne dit rien sur le fait que ça ait à voir ou non avec une crise sociale, mais il était utile de le préciser. À se demander si les journalistes qui ont débité de la « voyoucratie » estampillée Sarkozy à tour de bras ont seulement pensé à ouvrir un dictionnaire...
[2] Même « l’utilisation délibérée d’armes à feu contre les policiers » n’est pas nouvelle (Arrêt Sur Images).
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