Idée reçue
jeudi 20 mai 2010, par Charlie enchaîné,
guillaume,
Jeddo
mise à jour : mardi 22 juin 2010
Depuis près de vingt ans, Cabu dessine à la fois pour Charlie Hebdo et pour Le Canard enchaîné. Dans « son » histoire de Charlie Hebdo, publiée en septembre 2008 suite à l’affaire Siné, le site de critique des médias Acrimed affirme, entre autres, que « Cabu donne ses meilleures caricatures au concurrent d’en face, Le Canard enchaîné ». Acrimed, par la voix de son animateur Henri Maler sur le plateau d’Arrêt sur images, se revendique « précis » et « rigoureux ». Rien, pourtant, ne vient étayer l’affirmation quelque peu péremptoire du rédacteur de cette histoire de Charlie Hebdo.
Contacté par Charlie enchaîné, l’auteur de l’article, Mathias Reymond, nous apporte, par retour de courriel [1], les précisions suivantes :
« La phrase que vous citez s’inscrit dans le cadre d’un paragraphe où il est dit que les membres de l’équipe de Charlie s’éparpillent un peu partout et ainsi ne forment plus une réelle équipe soudée. »
« Dire que les meilleurs dessins de Cabu vont au Canard plutôt qu’à Charlie est bien sûr une vision subjective de ma part. Le premier étant beaucoup plus lu que le second, on peut penser que le dessinateur privilégie Le Canard à Charlie. »
Dont acte. Un membre d’Acrimed affirme, subjectivement, que Cabu favorise l’un de ses employeurs au détriment d’un autre. Le même écrivait, en commentaire d’un article au sujet d’un différend entre Siné — déjà ! — et Joann Sfar, paru en février 2005 sur le site ActuaBD : « Il n’est pas question de prendre parti ou non, il est simplement question d’information et d’objectivité. Ce que (…) je m’efforce de faire quand je fais des articles sur Acrimed ». Glissons…
Au passage, on relèvera une autre contradiction, flagrante, justement au sujet de Cabu. D’après Le Monde, cité par Acrimed, Cabu disposait en 2006 de 600 parts sur les 1500 que compte la société éditrice de Charlie Hebdo, ce qui lui aurait rapporté de copieux dividendes suite à la vente record du numéro sur les caricatures de Mahomet. Cabu donnerait ses meilleurs dessins au Canard enchaîné alors qu’il possède un important intérêt financier dans Charlie Hebdo ? Nous laissons à nos lecteurs le soin de résoudre cette épineuse équation.
Pour notre part, nous émettrons une triple objection. D’abord, nous l’avons déjà écrit à plusieurs reprises ici-même, Charlie Hebdo et Le Canard enchaîné ne nous semblent pas concurrents. On peut brièvement en rappeler quelques raisons. Le Canard est un hebdomadaire satirique centré sur la politique française et l’investigation ; Charlie Hebdo accorde une plus large place à l’international et au reportage. Dans Le Canard, le dessin est illustratif ; il est primordial dans Charlie. Charlie Hebdo est explicitement engagé en faveur des sans-papiers, du droit des femmes, ou encore du bien-être animal, là où Le Canard enchaîné prend très rarement ce type de position… Bref, à notre sens, ces deux journaux seraient plutôt complémentaires.
Deuxièmement, l’éparpillement supposé de l’équipe de Charlie Hebdo nous paraît à relativiser. Le journal est hebdomadaire et compte 16 pages, dont la moitié en dessins. La place y est donc limitée. Dès lors, il est légitime que certains s’expriment dans d’autres supports. Par ailleurs, les choix éditoriaux de Charlie Hebdo s’opèrent collectivement. Ce sont donc les personnalités les plus impliquées qui définissent l’orientation du journal (aujourd’hui : Charb, Riss, Sylvie Coma, Gérard Biard ; hier : Philippe Val, Oncle Bernard, Caroline Fourest). Les dessins publiés par le journal sont choisis suivant ce même principe : à savoir collectivement, par les membres de la rédaction présents au moment du bouclage. Ce qui n’est pas le cas au Canard enchaîné.
La dernière objection concerne plus directement le dessinateur Cabu. Peut-on, raisonnablement, le suspecter de favoriser un journal au détriment d’un autre ? Certes, on peut préférer tel dessin de Cabu par rapport à tel autre dessin de Cabu. On peut même, de manière générale, préférer les dessins de Cabu publiés par Le Canard enchaîné par rapport à ceux parus dans Charlie Hebdo — à condition de lire régulièrement ces deux hebdomadaires. Il s’agit là, a priori, d’une question de goût, qui ne se discute pas. De là à affirmer, tout de go, que « Cabu donne ses meilleures caricatures au (…) Canard enchaîné », il n’y a qu’un pas… qu’Acrimed aura franchi. Subjectivement, certes. [2]
Notre goût pour le débat et la polémique dessinée nous conduit aujourd’hui à rebondir sur ces propos. L’occasion nous en a été donnée par la publication, le mercredi 21 avril dernier, dans Charlie Hebdo et dans Le Canard enchaîné, de deux dessins quasi-identiques de Cabu (voir ci-dessous). Voilà donc enfin matière à une réflexion nuancée pour répondre à cette fameuse question : Cabu réserve-t-il ses meilleurs dessins au Canard enchaîné ? Pour tenter d’y répondre, nous proposons d’abord une analyse graphique de ces deux dessins — nécessairement subjective, ce que nous assumons volontiers. Nous avons par ailleurs confronté Cabu à cette double publication. Il nous livre ses explications dans un second temps. Enfin, nous lirons bientôt l’éclairage du nos amis du site Caricatures et caricature.
Dans ces deux dessins, on voit au premier plan le célèbre père Fouras inquiet à l’idée que le non moins célèbre fort Boyard (au second plan) puisse être démoli pour la raison qu’il serait… inondé. Les deux dessins font référence à la tempête Xynthia, qui a frappé les côtes de Charente-Maritime (département auquel est rattaché le fort) au mois de février, et qui a causé d’importantes inondations dans les communes du littoral. De nombreuses résidences sinistrées, construites dans des zones inondables, devraient être rasées.
L’exercice de la comparaison entre les deux dessins est intéressant. Dans le dessin du Canard, le cadre est plus large (on distingue les pieds du père Fouras, et même un peu d’herbe), tandis que dans celui de Charlie le cadre est resserré sur le personnage. Sur le dessin paru dans Le Canard, le père Fouras tient fermement un fusil, dans une position défensive, barrant le passage à quiconque osera le défier. Affublé de Rangers en plus de son traditionnel habit, il déclare, résolu : « Je ne laisserai pas démolir mon fort Boyard ! ». Ici, le rire est surtout provoqué par l’attitude guerrière du vieux personnage. Dans l’autre dessin, le père Fouras désigne du doigt le fort et informe le lecteur qu’il pourrait être démoli en raison d’inondations ; par rapport à l’autre dessin, il apparaît là passif, sans pouvoir ni, semble-t-il, volonté d’intervention. Cependant, les couleurs de ce dessin de Charlie Hebdo — les dessins du Canard sont majoritairement en noir et blanc (très rarement avec un peu de rouge) — figurent un père Fouras teinté de bleu, lui donnant une allure inquiétante, ce qui renforce l’idée d’une menace imminente et d’un complot ourdi par des forces obscures — Qui sont « ils » ? Dans ce dessin, c’est le décalage entre un événement improbable et la peur irraisonnée qui en découle qui déclenche le rire — il est évidemment absurde de vouloir détruire une fortification émergée, monument historique de surcroît, en raison d’inondations !
Poursuivons la comparaison avec quelques points de détail. On note par exemple que la position du voilier au large diffère dans les deux dessins — à gauche du fort dans Le Canard, à droite dans Charlie —, ou que la vigie du fort n’a pas tout à fait la même forme. Mais Cabu fait figurer deux oiseaux de mer quasiment au même endroit et l’inclinaison de la ligne d’horizon est identique. Par ailleurs, le dessin de Charlie Hebdo se lit comme un S, alors que la lecture de celui du Canard enchaîné est circulaire, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Le rythme de lecture des deux bulles de texte, même si leurs propos diffèrent très légèrement, est similaire : d’abord, le lecteur apprend la possible démolition du fort Boyard, qu’il identifie juste après sous la bulle, puis il découvre que c’est le père Fouras qui l’en informe, et apprend dans la seconde bulle que la démolition serait conséquente à l’inondation du fort.
Pour finir, on relève que contrairement au dessin publié dans Charlie Hebdo, celui paru dans Le Canard enchaîné est pourvu d’un titre (« Le père Fouras en colère »), ce qui permet d’aider à sa lecture. Dans tous les cas, la compréhension de ces deux dessins est conditionnée par la connaissance, par le lecteur, du jeu télévisé Fort Boyard, dans lequel apparaît l’énigmatique personnage. Un étranger aura ainsi peu de chance d’en saisir le sens. De même, sera-t-on encore en mesure d’appréhender ces dessins dans dix ou vingt ans, quand l’émission Fort Boyard n’existera plus et que la tempête Xynthia ne sera plus qu’un mauvais souvenir ? Rien n’est moins sûr…
Jeddo
Charlie enchaîné. Comment expliquer la publication simultanée de ces deux dessins dans Charlie Hebdo et Le Canard enchaîné ?
Cabu. J’avais commencé par faire le dessin en couleur pour Charlie Hebdo [pour le numéro du 14 avril, NdR]. Ne le voyant pas paraître le mercredi, j’en ai refait un autre pour Le Canard enchaîné de la semaine suivante. Je me rappelais de cette idée et je me suis dit que c’était dommage que ça ne passe pas. J’étais persuadé que ça ne passerait pas dans Charlie. Et puis finalement ils l’ont ressorti, peut-être parce qu’il y avait un trou. Du coup, les deux dessins sont passés la même semaine… Mais j’aurais dû vérifier que Charlie Hebdo ne passait pas le dessin la deuxième semaine. C’est assez rare d’ailleurs, car il y a beaucoup de thèmes de l’actualité qui ne durent pas assez longtemps pour qu’on passe des dessins la semaine d’après.
Les deux hebdomadaires paraissent le mercredi. Comment vous organisez-vous ?
Le week-end, je dessine pour Le Canard et pour Charlie. Le lundi, je me rends d’abord à Charlie, où je participe à l’élaboration de la couverture avec les autres dessinateurs. Mais quand je quitte Charlie, le lundi soir, je ne sais pas exactement ce qu’il va y avoir dedans. Je vais directement au Canard porter mes dessins. J’illustre aussi les papiers des pages 3 et 4. Le mardi, je vais à l’imprimerie du Canard. S’il y a une grosse actualité, je peux encore dessiner jusqu’à 15h30.
Dessinez-vous de la même façon pour Charlie Hebdo et pour Le Canard enchaîné ?
On dessine pour un rédacteur en chef. Quand on fait un dessin, on sait bien qui va le lire. C’est instinctif. Pour Charlie, on peut aller plus fort dans les idées, dans les gags, on peut faire des enculades, alors qu’au Canard ils n’aiment pas ça.
Comment vous est venue l’idée du fort Boyard les pieds dans l’eau ?
C’est une déconnade, un gag, évidemment. Ce n’était pas une vraie information.
Pourquoi le père Fouras n’est pas dans sa vigie ?
Je connais un peu le coin. Il y a un village qui s’appelle Fouras. Je crois que le père Fouras n’est pas originaire de fort Boyard, mais du village de Fouras, qui est sur la côte… Il ne faut pas trop pinailler non plus. Un dessin, ce n’est pas un article.
Lequel des deux dessins préférez-vous ?
Je préfère plutôt la réalisation en noir et blanc du Canard. L’autre était un premier jet. Quand vous refaites un dessin, vous l’améliorez (rires).
Propos recueillis par Charlie enchaîné.
Mise à jour du 22 juin 2010. Contacté par Charlie enchaîné, Guillaume Doizy, fondateur du site Internet Caricatures et caricature, propose une analyse complémentaire de cette double publication, accompagnée d’un éclairage historique fort instructif sur le statut du dessinateur de presse et la question de l’exclusivité. À retrouver ici : « Cabu et ses deux « père Fouras » : quelques contraintes du dessin de presse actuel (Caricatures et caricature) ».
[1] Rectification ajoutée le 31/5. Consulter également : « Mise au point : Charlie enchaîné s’excuse auprès d’Acrimed et de Mathias Reymond ».
[2] « Vous faites une fixation sur une phrase concernant Cabu », nous reproche Mathias Reymond. « Mon article ne portait pas sur le dessinateur mais sur l’évolution d’un journal sous la période Val. […] Val n’a jamais accepté que les dessinateurs aillent ailleurs (Zoo, CQFD, etc.), mais il veut qu’ils aillent dans les médias sérieux (Libé, Marianne...), nul (Paris Match, Direct 8, Fogiel sur France 3, etc.), ou au Canard (Cabu, donc). Dire que Cabu donne ses meilleures caricatures au concurrent d’en face, Le Canard enchaîné est une formule pour expliquer cela. Non, les journalistes de talent n’ont pas pris la porte, ils se sont fait renvoyer, non Lefred Thouron n’a pas quitté le navire (…), mais il a quitté l’équipe. Et non, Val n’a pas fait disparaître Patrick Font de ses photos, il a simplement fait comme si leur duo n’avait jamais existé. Des formules. Pour expliquer la période en question. » Mais la phrase concernant Cabu a bien été écrite. Il n’appartient ensuite qu’à l’auteur d’accorder du talent à tel ou tel ex-collaborateur du journal. Bref, des arguments infondés, voire spécieux, pour appuyer une thèse discutable — qu’il n’est pas question de discuter ici.