Cavanna crève l’abcès
dimanche 21 décembre 2008, par Charlie enchaîné
mise à jour : vendredi 21 août 2009
Dans un texte intitulé « Les dinosaures avaient-ils le trou du cul aussi petit que la bouche ? » (17/12), Cavanna (fondateur de Charlie Hebdo) réagit à une tribune de Caroline Fourest (journaliste à Charlie Hebdo) parue dans Le Monde (5/12). Selon Cavanna, Caroline Fourest, dans cette tribune, annonce « la fin ignominieuse de l’ère Bête et Méchante ». Le chroniqueur de Charlie Hebdo cite le passage qui l’a fait réagir :
Le triomphe de l’image sur l’écrit favorise le fait divers, le personnel et l’émotion au détriment de l’analyse, du recul et de la confrontation d’idées. Mais avec un peu de talent, le goût pour l’image peut être mis au service de l’esprit critique grâce à la satire et à l’impertinence. À condition de vouloir effectivement fortifier cet esprit critique et non conforter certaines pulsions infantiles, bêtes et méchantes (mis en emphase par Cavanna, NdR). D’où la division au sein de la presse satirique, entre, d’un côté, celle qui veut vivifier la démocratie et, de l’autre, celle qui s’en moque, voire celle qui la vomit.
Amer, Cavanna écrit sur le ton de l’ironie : « Ce grand ennui qui m’alanguit depuis trop longtemps, ce n’était donc pas mon exclusif désenchantement qui, là, perçait, mais bien le symptôme collectif, peut-être universel, d’un bouleversement majeur dans le cosmos. » Le chroniqueur regrette notamment que le dessin de presse soit devenu « exclusivement politique », ayant « une seule cible : Sarkozy » [1]. Concernant la presse écrite, « à part quelques ténors, écrit-il, elle se réduit à un coassement de grenouilles ponctué de citations, on a fait des études, nom de Dieu, faut que ça se sache. »
Pour Cavanna, Caroline Fourest, dans sa tribune du Monde, s’adresse en fait aux lecteurs de Charlie Hebdo. Le fondateur de l’hebdomadaire fait ensuite une allusion à peine voilée à l’affaire qui a occupé la moitié de l’été médiatique, à savoir l’éviction de Siné du journal début juillet, et finit par lâcher une partie des sentiments qu’il a semble-t-il gardés pour lui depuis ce moment-là.
Ce Charlie Hebdo qu’elle voit — souhaite ? — divisé et prêt à se scinder est (dois-je dire fut ? Oui, Caroline est en retard) le lieu d’un déchirant combat — « combat » est peut-être excessif, le massacre s’étant réduit à certains tours de passe-passe après un épisode mineur (et minable) plus ou moins prémédité, du moins accepté de part et d’autre en ses conséquences. Allons, Caroline, cesse de faire semblant : ce ne sont plus les combattants, mais leurs cendres qu’elle départage et classe en infantiles bêtes et méchants, d’une part, et vivifiant démocrates au rire perlé, de l’autre. Il n’y a plus de bêtes et méchants. Rien que du bon chic.
Il nous faut citer toute la fin de la chronique de Cavanna tant elle démontre combien il en a gros sur le cœur.
J’en ai long à dire, je n’ai plus de place, il faut conclure. Ce qui se passe en fait, c’est l’éviction et la négation du travail formidable d’une bande de va-nu-pieds de génie, réunis par le plus heureux des hasards en une équipe comme il n’en existera plus, et qui, sous mon impulsion — j’insiste, j’y suis forcé —, a créé le journal unique dont on se pourlèche encore. J’y suis forcé, dis-je, oui car dans l’ombre se trament je ne sais quels complots pour me dépouiller de mon rôle dans l’origine, la genèse, la naissance et l’inspiration de ce diamant noir. Choron, mon frère Choron, fut, après un long travail de persuasion, convaincu autant que moi-même et s’y lança avec fougue. Les plus grands d’aujourd’hui débutèrent là, avec nous, vilipendés et injuriés par les bien-pensants. Les bien-pensants reprennent le dessus. Ce n’est plus chez les fils de garde-barrière, de maçon, de fille perdue, chez les petits boulots formés tout seuls qu’on recrute, mais chez les rigolos d’HEC, de Zig-Et-Puce ou je ne sais quel autre sigle à la con (je hais les sigles).
À la fin d’une précédente chronique, Cavanna avait indiqué ne pas vouloir que le départ de Siné lui « retombe sur la gueule » et avait conclut son aparté par un « Avec le recul, je ne pense plus qu’ils étaient aussi fou que ça, ô Voltaire ! » qui avait laissé Charlie enchaîné dubitatif. Un lecteur, Filiz, nous avait expliqué qu’il n’y avait pas là matière à interprétation. Nous sommes donc curieux de savoir ce qu’il pense de cette nouvelle sortie de Cavanna, qui évoque cette fois des « complots pour [le] dépouiller de son rôle » dans la création de Charlie Hebdo. La suite est heureusement un peu moins elliptique.
Pourtant, en cet été 92, quand, dans l’enthousiasme, fut relancé Charlie Hebdo, l’accord était unanime, le propos clair et sans ambiguïté : l’esprit « bête et méchant » renaissait dans toute sa fougue, dans toute sa virulence, et s’interdisait, entre autres, toute complaisance envers quelque faction politique que ce soit.L’ambition, cette gueuse papelarde, était tapie au cœur même de cette joie. Charlie Hebdo est aujourd’hui ce qu’il est. Sûrement pas un journal « bête et méchant ». Pas encore bon chic bon genre, mais déjà estimé des gens en place. Des gens qui placent.
La racaille rabelaisienne s’en est allée vers d’autres rivages.
Cavanna dénonce ici assez explicitement ce qu’il ressent comme une dérive de « son » journal. La thèse de la « normalisation » de Charlie Hebdo, défendue notamment par Acrimed, prend une étrange dimension lorsqu’elle est ainsi énoncée par son fondateur, à l’intérieur des pages de l’hebdomadaire qui plus est. À lire la conclusion de sa chronique, on ne peut que s’interroger sur l’avenir de Cavanna et de Charlie Hebdo.
Ce que je fous là, moi, dinosaure bouffé aux mites, sur mon tas de décombres ? On me le fera bientôt savoir je pense.Cabu, Wolinski, Gébé, Reiser, Willem, Fournier, Hopf, Paule, Delfeil, Topor, Gourio, Siné, Vuillemin et tous les autres de la litanie sacrée, où que vous soyez, demeurés obstinément bêtes et méchants ou promus artistes admis dans les meilleurs salons, que n’avons-nous pas fait ensemble, que ne ferions-nous pas, si... ?
Ils disent les gens : « On ne pourrait plus, aujourd’hui. C’était plus facile. Les mœurs... » Tu parles qu’on pourrait ! Mais où sont-ils, les géants prêts à crever de faim en se marrant rien que pour faire se marrer les autres ? On ne fait plus un journal parce qu’on étouffe du besoin de dire des choses, mais parce que c’est un escabeau vers les hautes fonctions de l’État. L’humour est toléré, la bouche en cerise, le cul béant, des gros mots et des grosses bites tant que vous en voudrez, mais attention, politiquement correct. On ne rit pas du SDF. On le regarde crever, mais on ne rit pas. C’est ainsi qu’on fait des carrières, pas des légendes.
Directement visée, Caroline Fourest répond sur la page d’à-côté, dans un texte intitulé simplement « Cher Cavanna », qu’elle introduit ainsi : « Cavanna écrit comme un dieu. Même quand on a le goût du blasphème chevillé au corps, il fait partie de ces dieux que l’on préférerait ne pas avoir offensés. Quand il prend la mouche pour une phrase qui ne lui était absolument pas destinée, on accepte la sentence. On relève le gant. Et on mène le débat qu’il voulait en fait ouvrir. »
La journaliste explique qu’elle souhaitait, dans son texte publié dans Le Monde, « dénoncer le manque d’espace médiatique pour mener un débat public à la fois libre et complexe », arguant que « dans une société où l’image a dévoré l’écrit, la caricature a plus de responsabilités qu’autrefois ». Elle classe cette dernière en trois sortes : « celle qui tente de donner le meilleur d’elle-même, en mettant l’esprit critique au service de la démocratie », « celle qui s’en moque (par nombrilisme ou nihilisme) » et « celle qui vomit carrément la démocratie (qu’elle soit royaliste ou fasciste) ». On peut facilement comprendre qu’elle range la caricature pratiquée à Charlie Hebdo dans la première catégorie [2].
Caroline Fourest présente l’emploi, dans sa tribune, de l’expression « bête et méchant » comme une « maladresse ». Elle explique n’avoir voulu parler « que d’une facette de cet humour » et décrit ce qu’elle y apprécie.
Comme vous, cher Cavanna, j’aime le « bête et méchant » qui feint la bêtise pour stimuler l’intelligence. Et la férocité qui imite la méchanceté pour mieux terrasser la connerie. Je méprise en revanche ceux qui font de la méchanceté gratuite un fonds de commerce au service de leur petite gloire. Je pense à ces braves dont le seul plaisir semble être de taper sur Charlie Hedbo et Philippe Val, ce « social-traître » qui aime la démocratie — mais que l’on dépeint en dictateur ou en nazi (C. F. fait référence à un dessin de Plantu parue cet été dans L’Express, NdR) pour s’autopersuader qu’on a bien du courage... On ne les voit guère mettre leur énergie à combattre de vrais durs et d’authentiques salauds. Dans une époque ou si peu de journaux indépendants peuvent mener l’opposition à Sarkozy [3], où l’intégrisme menace, où la crise fait rage, ces querelles d’ego — par nostalgie ou jalousie — ne servent en rien la démocratie et la presse. Elles nous tirent vers le bas. Méchants mais pas si bêtes, certains brandissent votre nom pour mieux attaquer le journal que vous avez créé. Contrairement à eux (ils se verraient bien hériter), les jeunes cons que nous sommes ne seraient pas à la hauteur de votre légende... Sans doute, cher Cavanna. Les jeunes cons sont par définition ingrat, ils ont toujours mieux à proposer.
Pour Caroline Fourest, s’il y a plus de dessin politique et moins de satire sociétale dans Charlie Hebdo, c’est parce qu’« il y a trente ans (...) la vraie impertinence consistait à mener en priorité le combat de la satire sur des sujets de société », alors qu’« aujourd’hui (...) l’enjeu serait plutôt de défendre le droit à l’offense face au retour de flamme intégriste, qui refuse cette société enfin décorsetée ». Par ailleurs, si Cavanna trouve que les dessinateurs du journal en font trop sur Sarkozy, d’autres leur reprochent le contraire, affirme la journaliste.
Pour conclure, elle écrit que « la caricature est notre seul oxygène, mais (...) elle a ses règles ». Elle aussi fait une allusion directe à l’« affaire Siné ».
Le Charlie du bon vieux temps n’a jamais eu besoin d’attaquer bêtement le fils du général de Gaulle pour l’atteindre lors d’un bal tragique à Colombey. Certes, le fils de Gaulle n’avait pas le potentiel comique d’un Jean Sarkozy... Mais le principe demeure. On nous l’a suffisamment reproché. Personne n’a besoin d’utiliser le mensonge ou d’attaquer trop bas pour bien viser. À moins de manquer d’imagination et de talent. Je ne saurais vous dire, cher Cavanna, le plaisir que j’ai à travailler dans ce journal où les dessinateurs ne manquent ni de l’un ni de l’autre. Loin de s’être émoussée, leur férocité a su s’adapter. À son époque, à ses enjeux et à ses nouvelles têtes. C’est vrai qu’elles ont des têtes de guignol ces nouvelles cibles. Mais comment faire ? Charlie peut tout... Sauf ressusciter de Gaulle.
Cavanna sera-t-il convaincu par la réponse de sa chère consœur ?
Nota Bene. Le blog Pas d’équerre a devancé l’article de Charlie enchaîné de quelques heures. À lire : « Cavanna Sine Qua Non ».
À lire également, cette analyse du blog Caricatures et caricature qui avait échappé à Charlie enchaîné. Chaque semaine, ce site compare les couvertures de Siné Hedbo et de Charlie Hebdo. Dans le « match » du 17 décembre, Guillaume Doizy revient longuement sur le débat ouvert par Cavanna et Caroline Fourest sur la fonction de la caricature. Un texte à ne pas manquer.
Ajout du 28/12. À la date du 19/12, on peut lire un billet sur le blog de François Forcadell (ex-La Grosse Bertha) à propos de la chronique de Cavanna : « Riri, Fifi. ». Visiblement informé, l’auteur apporte en plus quelques éléments sur l’ambiance au sein de la rédaction de Charlie Hebdo.
[1] Dans le film Choron, dernière, qui doit sortir le 7 janvier, Cavanna déclare, à propos des dessinateurs de Charlie Hebdo : « Tignous, Charb, Riss, Luz, c’est des jeunes pleins de talent, pleins d’audace, audace qu’on sent rentrée. Ils rentrent leurs griffes. » À noter que Cabu, Wolinski et Philippe Val ont décidé d’attaquer en référé les producteurs de ce film car leur nom apparaît sur l’affiche sans qu’ils en aient donné l’autorisation. Une nouvelle polémique autour du journal en perspective...
Ajout du 21/12. Les trois plaignants ont été déboutés au motif que « la mention de leurs noms sur l’affiche [ne constitue pas] une atteinte à la vie privée telle que leur diffusion prochaine [constitue] un péril imminent justifiant l’interdiction de l’affiche ».
[2] Et raisonnablement imaginer qu’elle classerait le concurrent Siné Hebdo dans la seconde ?
[3] C’est un peu la question que se pose le site ActuaBD, invoquant une bande dessinée de Riss-Malka-Cohen : « La caricature, dernier avatar de l’opposition politique en France ? » (note de Charlie enchaîné).