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Des saltimbanques dans le rôle de (dé)fonceurs de la mémoire oubliée

mercredi 9 juin 2010, par Hadi Taibi

Hors-la-loi, le film “friction” de Rachid Bouchareb, a enfin été projeté au festival de Cannes. La presse était fortement présente, tout comme les critiques qui ne manqueront pas de formuler leurs avis en vrai professionnels. Les amis de Bobèche, quant à eux, en profiteront pour justifier la candeur de leur député Lionnel Luca ou alors pour donner de l’essor à sa malice.

La rancœur affichée publiquement par les nostalgiques de l’Algérie française, quoiqu’elle n’ait rien de surprenant, vient de franchir un pas de plus dans l’absurdité. Néanmoins, comme « en politique une absurdité n’est pas un obstacle » (Napoléon Bonaparte), on mesure non seulement la facilité déconcertante qui a permis au purpura de se propager, démangeant la partie droite du corps politique français, mais aussi l’ampleur de la gabegie qui a entouré les tentatives de perturber, en vain, le cours de l’histoire.

« L’obsession de l’ailleurs, c’est l’impossibilité de l’instant » disait E. M. Cioran. Les rapatriés trouvent en l’UMP l’oreille attentive qui leur fera éloigner les soupçons d’appartenance au Front National qui leur colle à la peau depuis toujours. Les pieds-noirs, les Harkis, l’OAS et l’UMP scellent officiellement une vieille alliance ; pour vilipender un passé, outrager un présent et hypothéquer un avenir, ils tombent d’accord comme on tombe du haut d’une échelle, et c’est bien fait pour eux.

Le Tout-Paris frivole et désœuvré aime les histoires légères, distrayantes, amusantes et surtout courtes et pas trop coûteuses. Hors-la-loi est tout le contraire. Il fait partie de ces films qui méritent plus qu’un simple droit de regard ou de censure ; c’est carrément le droit d’ingérence, cher à Bernard Kouchner, qui serait de mise pour gérer les excitabilités qu’il provoque dans l’hexagone, où la mémoire est plus courte qu’on tente de nous le faire croire.

Y a-t-il quelqu’un en France pour rappeler à Monsieur Luca les péripéties des trois glorieuses ? C’était à peine trois semaines après l’invasion d’Alger par les troupes françaises, et déjà la monarchie de juillet 1830 s’était démarquée de la Seconde Restauration. La maison d’Orléans, filiale de la dynastie capétienne, succède à son aînée en intronisant Louis Philippe 1er « roi des Français » et non plus « roi de France ». Motivé par la volonté d’égayer ses sujets fortement agités, le très conservateur roi, dans son entreprise de redorer le blason terni de sa monarchie, remet en cause la politique de son prédécesseur en veillant à garder en l’état les décrets relatifs à la conquête de l’Algérie. On change la forme de la dynastie en préservant le fond de la monarchie.

Tout ça pour dire aux oublieux que l’histoire ne fait que se répéter : depuis l’annexion de l’Algérie à la République française, qu’ils soient capétiens ou carolingiens, de la maison d’Orléans ou de Bourbon, monarchistes ou républicains, de droite ou de gauche, les partisans de la « détestation de l’Algérie indépendante », affiliés par descendance aux partisans puis aux nostalgiques de l’Algérie française, n’ont jamais démérité lorsqu’il s’agissait de saisir les occasions pour se taire. Le fait qu’ils oublient ce détail confirme, si besoin est, leur amnésie sélective, sinon leur schizophrénie.

Ce qui s’est passé à Sétif en 1945 est tout aussi condamnable que ne l’est le génocide arménien de 1915, reconnu d’ailleurs par le parlement français. À moins qu’une barbarie ne soit mesurable en nombre de morts, ou par d’autres considérations plus racistes encore, et que la conscience française ne puisse assumer. Yves Courrière, Benjamin Stora, Mohamed Harbi et bien d’autres historiens qu’on a daigné laisser, jusque là, faire leur boulot d’historiens, rapportent, par archives, investigations, témoignages et recoupements, qu’il y a eu massacre bien ordonné. Plus d’un demi-siècle plus tard, le chahut organisé pour perturber le festival de Cannes n’est pas pour surprendre un historien, plus qu’inquiéter un psychiatre.

C’est juste ingrat de la part d’officiels français que de professer que ses relations diplomatiques avec un pays tiers peuvent être bâties par le truchement d’histoires passionnelles. La France ne manque ni de dynamisme, ni de dextérité pour faire évoluer, à l’avenir, les choses à son profit. Sauf que pour ce qui est de son histoire, cela à déjà été écrit, enregistré et déposé depuis plusieurs décennies ; la messe étant dite, il ne reste plus qu’à avoir le courage nécessaire pour l’assumer.

L’erreur est humaine, le pardon est divin. Ce n’est toutefois pas une raison pour laisser Lionnel Luca continuer à commettre d’autres erreurs qui empoisonneront, plus qu’elles ne le sont, les relations entre deux peuples amis, quoiqu’on dise. Dieu a d’autres prérogatives que de s’occuper à absoudre perpétuellement les conneries de ces gens malintentionnés, ou tout au moins mal informés sur les crimes commis par leurs pairs d’antan.

Certaines bonnes intentions nous insufflent qu’il faut laisser le soin aux historiens d’écrire l’histoire. Soit ! Il faut aussi laisser le soin aux cinéastes de tourner des films. Et si ma mémoire est bonne, je ne crois pas avoir relevé la présence d’historiens ou de cinéastes dans la meute des poseurs de gerbes de fleurs à la mémoire des « victimes » de la guerre d’Algérie.

Les saltimbanques s’occuperont de faire leurs numéros, en ayant à l’esprit qu’une comédie fait réfléchir les spectateurs que nous sommes sur le fonctionnement de la société qu’ils incarnent. Ils sont le miroir de leur peuple. Qu’ils cessent alors de la jouer tragique, en expérimentant des breuvages dont ils ne maitrisent pas forcément la formule. Tout Docteur Jekyll qu’il était n’a pas empêché Mister Hyde de l’habiter !


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