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Faisons attention au principe de précaution

mercredi 13 février 2008, par Sophie Lambert

Je ne suis pas notaire,
C’est la faute à Voltaire
Je suis petit oiseau,
C’est la faute à Rousseau.

Gavroche le sait bien, depuis le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau, les injustices vont croissantes à chaque étape civilisatrice qui éloigne l’homme de son hypothétique état de nature dans lequel il vivait libre et bon dans un espace qui n’était pas encore morcelé par la propriété. Chaque concession à la culture ferait progresser l’homme contre lui-même, pervertirait ses élans originels de générosité et d’équité. « Il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage », lui rétorque Voltaire. « Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada ; parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l’Europe », et ce serait jugement hâtif, en effet, que de rejeter d’un air supérieur tous les bienfaits non négligeables du progrès qui a extrait l’homme de la précarité vulnérable de ses origines dont on imagine bien qu’elles étaient beaucoup plus incertaines que celles imaginées par notre genevois… Voltaire, l’auteur du « Mondain », poème faisant l’apologie des plaisirs et du luxe, et Rousseau, le rêveur solitaire aux goûts ascètes, posent le siècle des Lumières devant ses contradictions en problématisant la délicate question du progrès dans l’histoire de l’humanité [1]. Aux siècles à venir de composer avec les deux faces d’une même médaille.

Les sciences naturelles et les sciences humaines ont poursuivi leur — parfois critiquable — ascension voltairienne, tandis que l’héritage de Rousseau nous fera appliquer, entre autres, le principe de précaution. Les deux ennemis réconciliés l’un en face de l’autre au Panthéon semblaient l’être aussi dans la marche de l’humanité soucieuse d’un juste équilibre entre prudence et enthousiasme. C’est ce fragile équilibre qui est mis à mal dans le rapport Attali qui prévoit la suppression du principe de précaution, jugé comme étant un frein à la croissance. Mais frein salvateur à nos élans orgueilleux dans la maîtrise de l’homme et de la Nature ! À l’heure de la génétique qui modifie l’essence des plantes, bientôt du génome humain, n’aurions-nous pas besoin des scrupules rousseauistes ? Jusqu’où l’homme peut vendre son universelle nature contre un rêve de démesure technique ? Jusqu’où le progrès sert l’homme ? Quand l’asservit-il à l’artificiel ? Pouvons-nous sans cesse parier aveuglément sur les bienfaits du progrès comme des enfants qui se croient immortels, en se disant pour se rassurer que jusqu’ici l’audace ne nous a pas desservis ?

Qu’on me rétorque que l’Inquisition catholique jugeant Galilée appliquait aussi un “principe de précaution” (la peur de se voir amoindrie dans l’un de ses piliers !) ou que je suis la fille d’ingénieux parieurs dont le travail orgueilleux a fait progresser l’humanité hors de sa ténébreuse caverne par révolutions successives, Galilée, Darwin, Freud… Mais il s’agissait d’élargir la connaissance de l’homme sur le monde, les choses, lui-même, c’était un pari sur une nouvelle vision de l’homme, pas sur sa nature et son existence même.

Ne marchandons pas notre âme, aimons le secret de nos veines, ayons la patience des saisons…

« Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle », nous écrit Camus. Cultivons les germes de cette terre pour que puissent les récolter nos enfants et pour n’oublier jamais que le progrès est affaire de mesure et de limite, fredonnons…

Je suis tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à...

Notes

[1] À consulter, « Convaincre, persuader et délibérer », autour de l’opposition Voltaire/Rousseau.


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