Charlie enchaîné

Une revue de presse de Charlie Hebdo et du Canard enchaîné.
Et un peu plus.

Accueil du site > Coin des rédacteurs > Chroniques > Guéant/civilisations : merci de faire l’appoint !

Guéant/civilisations : merci de faire l’appoint !

jeudi 26 avril 2012, par Hadi Taibi

Jamais, sous la Ve République, l’absence du discours maçonnique des débats pour une présidentielle en France n’a été aussi fortement ressentie. Les De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand, puis Chirac, présidents relevant tous les cinq de la génération dite de la « Guerre d’Algérie », chacun y a eu recours, selon les besoins de son programme, les exigences de son époque, mais toujours dans l’optique d’épouser la doctrine qui leur permettrait d’agir, dans une relative continuité, au mieux des intérêts de la nation.

Source photo : www.humanite.fr.

Autres temps, autres mœurs ! La génération du président Sarkozy s’adjuge de nouveaux dogmes, certains inconnus, d’autres depuis longtemps périmés. On commence son quinquennat par un matraquage identitaire sans précédant, suivi par un débat sur la laïcité aussi inutile que stérile, pour finir par une tentative de stigmatisations de certaines franges bien ciblées de la population, en s’attaquant aux préceptes et doctrines qu’elles portent en elles ou qu’elles en assument les origines et qui consiste à dire que « toutes les civilisations ne se valent pas ». Le verdict est prononcé par le très républicain Claude Guéant, concomitamment et contradictoirement ministre du culte et de la laïcité. Un autre très républicain et non moins conseiller du Président, Henri Guaino, ajoute sa touche à l’amalgame en faisant dans l’explication pédagogique du texte : la démocratie est une question d’idéologies — entendre défaitistes —, la République est une question de valeurs ; celles de la France seraient, bien évidemment, les meilleures et les plus élevées.

Bye-bye la philosophie des Francs-maçons, bling-bling les valeurs des francs-bricoleurs. La République se transforme, sous l’ère de Sarkozy, en sosie de la Civilisation en ce qu’elles véhiculent toutes les deux comme valeurs humaines intrinsèques. Si la République ne fonctionne pas correctement aujourd’hui, les causes, c’est loin dans le temps qu’il faut aller les chercher. Et si la civilisation française se porte aussi bien, c’est aussi grâce aux valeurs de la République ardemment défendues par la politique de Sarkozy. Ceux qui nourrissent encore des doutes quant à la certitude de cette équation, pourront toujours demander son avis savant sur la question, au député-maire UMP de la Seine-Saint-Denis, monsieur Eric Raoult…

Ce dernier estime, en effet, qu’une civilisation est inférieure dés lors qu’elle n‘existe plus ; à l’appui de ses affirmations, il cite l’exemple des Aztèques et des Incas qui ont disparu faute d’avoir pu résister aux épreuves du temps, probablement par manque de culture de leur part. Selon l’implacable loi du « publier ou périr », on serait tenté d’en rajouter une seconde qui consisterait à « résister ou succomber » pour mieux se conformer à la théorie novatrice de notre député-maire. Ainsi, une civilisation ne saura s’émanciper que dans les campus ou, à défaut, dans les salles de musculation et autres gymnases au risque, pour elle, de se voir inscrite dans le carnet nécrologique des civilisations, tenu à jour par le service des archives du ministère français de l’Intérieur.

Si les Aztèques et leurs voisins les Incas ne sont plus de ce monde aujourd’hui, ce n’est certainement pas par analphabétisme ou par incompétence, mais plutôt par la stupidité des conquistadors, ces proches amis et voisins de la France impériale, qui sont partis semer la pagaille chez les civilisations précolombiennes des Amériques, faisant de leurs peuplements des « SDF » à la merci des rigueurs « climatiques », et ce en procédant méthodiquement à la destruction de la forêt qui les abritait et aussi à la dévastation de l’herbe qui leur servit de pharmacie pour traiter leurs petits bobos. Ne connaissant pas le processus de fabrication des bébés-éprouvette, ni les « Restos du cœur » pour leur servir des repas chauds en temps de grand froid, ni les Médecins sans Frontières pour leur acheminer des sacs de riz, c’est impuissants qu’ils assistèrent à l’accélération du taux de leur moralité jusqu’à extermination.

Une « civilisation », c’est aussi porter secours à ses semblables lorsqu’ils sont en situation de péril. Mais quand, justement, les Aztèques et les Incas agonisaient, la civilisation française faisait dans la promulgation, par Louis XIV, du « Code Noir » rédigé par le ministre Colbert en 1685 (revu et corrigé depuis par le duc d’Orléans en 1724) ; elle n’avait pas de temps à consacrer aux Latinos, trop occupée qu’elle le fut par ses affaires lucratives, faites de mercantilisme béat, pour acquérir, à bon prix, auprès des bookmakers de l’enseigne « Vasco de Gama », or, ivoire et… esclaves encore en « bon état », ou plutôt ce qui en subsistait à l’issue des pénibles « croisières » souvent fatales pour la majorité, avant même leur « déchargement » dans les ports marchands d’Europe.

Ce n’est pas parce que l’Unesco n’existait pas à cette époque, que la conscience française ne serait pas passible du délit de non assistance à civilisation en danger. Elle en était même la complice. Et ce n’est pas, non plus, que les faits d’extermination sont très anciens que les amnésiques doivent avoir raison de la mémoire collective de l’humanité pour laver les criminels de leur forfait. Encore tout frais et tout près de nous, la France n’a ni crié au scandale lorsque ses amis américains bombardaient la Mésopotamie et l’Ur, ni ne serait prête le faire pour sauver la Perse antique de la sauvagerie annoncée et qui se trouve, en ces moments mêmes, en gestation dans les laboratoires de la CIA.

Les civilisations clé-en-main importées d’ailleurs, la France en a bien connu à travers son histoire. Par fierté ou par ingratitude, elle se réserve toutefois d’en faire état, notamment, dans ses manuels scolaires. Mais pour bien connaître cette culture si exceptionnelle, il suffit de prendre la peine de visiter les musées de France, de déguster sa gastronomie, de se promener dans les allées de la Bibliothèque Nationale ou de lire simplement Le Canard enchaîné.

Que renferme de français un musée comme le Quai Branly, qui puisse indiquer que la France est une civilisation qui veille bien sur le respect des valeurs humaines ? Peut-être sa construction inopportune, sinon sa gestion catastrophique. Quarante millions d’euros de pertes annuelles à faire supporter par le contribuable, pour faire voir aux touristes américains et japonais les produits d’art des civilisations africaine ou d’Océanie. Une civilisation, heureusement, ce sont les Maori et non pas la bande de « racailles » qui est allée leur coupé la tête ! Une civilisation, heureusement, ce sont les peintures rupestres du Tassili algérien, réalisées par les « tagueurs » de l’ère néolithique et non pas l’armée qui a choisi ce site pour venir essayer son « Karcher » atomique.

Que serait-il advenu de l’art culinaire français qui, sans l’apport de civilisations anciennes, se serait contenté de bourrer ses amateurs de fromages frais et de vin ? Chaque fois qu’un plat est cuit et servi chaud sur une table, on devrait obligatoirement rendre hommage et respect aux civilisations qui le rendent possible au quotidien, ne serait-ce que par leurs découvertes du feu pour la cuisson et du fer pour la poêle et la marmite.

Que peut bien valoir la riche littérature française aussi bien des Français que des écrivains d’expression française ou de tout autre écrit, de par le monde, qui atterrisse un jour entre les mains d’heureux lecteurs sans l’apport de civilisations anciennes grâce à leurs inventions du papier et de l’encre ? Mais tous les écrits ne sont pas toujours bons à lire, et surtout pas par tout le monde. La même France qui milite pour l’imprescriptibilité des crimes de guerre, continue de couvrir par la même mesure d’imprescriptibilité la levée du secret sur les archives, stockées dans des recoins bien gardés de la Bibliothèque nationale, impliquant ses propres soldats dans des crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Faut-il prendre la peine de réaliser un film (forcément d’horreur) inspiré du livre Histoire d’un parjure de son Auteur Michel Habard pour se rendre compte de l’apport de la « civilisation » française en matière de… recel d’objets volés et de l’accomplissement des plus abjects méfaits accomplis contre l’espèce humaine et contre les civilisations ? À lire les récits des compte-rendu de mission transmis à la hiérarchie politique et militaire à Paris, par les généraux expéditionnaires, et parus dans un article signé par le regretté Morvan Lebesque, en janvier 1960, dans les colonnes du Canard enchaîné, il n’y a vraiment pas de quoi être fier des « œuvres civilisatrices » accomplies par la nébuleuse criminelle que formaient les Louis-Philippe, Bourmont, Clauzel, Burgeaud, Saint-Arnaud, Thiers et tant d’autres sinistres personnages.

Le grand penseur Malek Bennabi parle de « colonisabilité » pour énumérer les causes (bizarres) qui amènent les colonisés à accepter le fait colonial qui leur est imposé ; son condisciple Frantz Fanon associe à la folie la « violence pour l’assimilation culturelle de l’intellectuel colonisé », leur acolyte Aimé Césaire avertit sur les risques d’une « civilisation décadente et dégénérative » qu’encourent les ravageurs du beau ; la France qui a inspiré ces concepts indicateurs de la déliquescence des civilisations, en présente aujourd’hui un symptôme qui les rassemble, tous les trois, en une seule pathologie : « la civilisaphobie », un syndrome qui regroupe le complexe, la folie et le mépris.

Les valeurs sont forcément morales ! Si elles ne le sont pas, elles ne peuvent alors être qu’« autre chose ». Car, si l’invasion de Jules César, qui voulait étendre son empire jusqu’à l’Atlantique, était une guerre de civilisation, ça se saurait depuis longtemps, tout comme on aurait su que la « captivité » de Vercingétorix, puis sa « reddition » seraient les dignes valeurs fondatrices de la République française.

La valeur des civilisations, depuis la nuit des temps, est aujourd’hui connue par tous ; les tentatives de leur asservissement par les « néoconservateurs français » n’y changeront rien. Ce qui change par contre, ce sont les valeurs incarnées par les hommes politiques qui tentent aujourd’hui d’en faire leur fond de commerce. Cela est un paramètre vérifiable qui ne trompe pas, qui ne mente pas : la civilisation française de l’extravagance vaut bien la civilisation chinoise des lumières, à la différence que la seconde initie ses dirigeants politiques à la sagesse des « arts martiaux », alors que la première élève au rang de ministre un judoka pour l’initier à la politique des « arts inimaginaux ». Cette civilisation est connue pour ne jamais rendre la monnaie. Merci de faire l’appoint !


Commenter cet article





Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette