Charlie enchaîné

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S’instruire en nageant

La Belgique, terre de contrastes

par Cavanna

dimanche 24 août 2008, par Charlie enchaîné
mise à jour : mardi 2 juillet 2013

Nous reproduisons dans son intégralité une chronique de Cavanna, parue dans Charlie Hebdo le 6 août 2008 (n°842).

« Anvers, ce pistolet braqué sur le cœur de l’Angleterre ! » Je ne sais plus quel homme d’État britannique a dit cela [1], c’est un souvenir de mes années d’école. Souvenir tenace. De quelque sujet qu’il s’agisse, sur quelque étonnant aspect des choses et des êtres roule la conversation, l’embryon, voire l’essentiel de ce que je puis avoir à en dire remonte à mes découvertes de la communale. Pour cette fois-là, je revois toute vive la tête du maître nous l’expliquant. « Anvers, un pistolet ! » La comparaison m’avait frappé. Appuyée des coups de la longue tige de bois dont le maître cinglait sans dévier d’un poil le cercle noir qui, sur le fond rose de la carte, figurait le port d’Anvers (le rose, c’était pour la Belgique). Ce faisant, il nous guignait d’un air malin. Cet air malin nous avertissait qu’il y avait quelque chose à comprendre par-delà les mots.

Estimant que nous ne nous hâtions pas assez sur la voie de la compréhension, le maître alors fit aller l’extrémité de son bout de bois par-dessus la tâche bleue ciel qui figurait la mer du Nord (le nom était écrit en travers) pour l’abattre sur l’autre rive, en un point dénommé Douvres (ou Newcastle, ou Pipenbois... Cherchez donc un peu, moi, je suis dans l’autobus, j’ai laissé l’atlas à la maison, je ne pouvais pas prévoir !). Le bout de bâton allait d’Anvers à Douvres (en admettant), puis de Douvres à Anvers, et encore, et encore... Les plus précoces — j’en étais, eh, oui — finirent par comprendre qu’Anvers était magnifiquement situé pour venir casser la gueule aux gens de Douvres ou de quel que soit le foutu nom de cet endroit malchanceux, et débarquer sans s’en faire en Angleterre. Le maître passa au stade oral de la démonstration, qu’il conclut ainsi : « De cette constatation naquit la Belgique. »

Il nous dit encore que cela se passait dans les premières dizaines d’années du dix-neuvième siècle, peut-être bien pendant le fameux congrès de Vienne, ce n’est pas impossible [2] — moi, les dates... —, quand l’Europe en bas de soie, fraîchement reconquise par ses aristocrates et légitimes ayants droit, replâtrait ses frontières qu’avaient bousculées les cavalcades mal famées de la Révolution, puis celles de l’Empire. L’Anglais, finalement vainqueur du grand chambard, dictait ses volontés, refaisait l’Europe à sa convenance. Or l’Anglais avait, face à lui, sur le continent, deux gros soucis : la France et l’Allemagne. L’une était aplatie, l’autre pas encore née. Aucun danger dans l’immédiat, donc. Mais l’Anglais, personnage sagace autant que flegmatique, se tournait résolument vers l’avenir. Il y lisait ceci, que la France finirait bien par se relever, que l’Allemagne finirait bien par exister. Pour l’Anglais, toute nation qui n’est pas l’Angleterre est nation ennemie. Il ne fallait surtout pas qu’un jour prochain la France ou l’Allemagne ait l’index posé sur la queue de détente du pistolet. Il fallait qu’aucune des deux petites turbulentes ne puisse entrer en possession d’Anvers.

La solution de ce problème de géopolitique fut la création d’un État nouveau, trop petit pour devenir jamais une puissance militaire, trop hétéroclite pour avoir une solide unité politique : la Belgique.

Où se cachait-elle donc, avant, cette terre surgie soudain du néant et qui se trouvait là où il n’y avait rien ? Eh bien, je vais vous épater. Elle était là, figurez-vous, là même, oui, mais on ne la voyait pas. Maintenant, elle était là. Toute rose, sur la carte dite « politique », toute verte sur la carte « physique », là où il y a les montagnes en marron avec les sommets enneigés. Vert, ça veut dire que c’est rien que du plat. Il y a « Belgique » écrit en majuscules, tout étiré depuis le bord de la mer, qui est en haut, jusqu’au Luxembourg, qui est en bas à droite.

Si on ne la voyait pas avant, c’était la faute à Bonaparte, dit l’Empereur, dit Napoléon Ier. Il avait dit, Bonaparte — ou comme vous voudrez :

« Collez-moi tout ça dans mon empire français. Tout ce qu’il y a sur la carte, oui. Facile à comprendre, ça, non ? Divisez-moi ça en départements français, tous la même couleur que les départements français, avec des noms de départements français, par exemple, je sais pas, moi, Dniepr-et-Volga, ça sonne français ça, per Bacca ! Vous dites ? C’est plus loin, on n’y est pas encore ? Et puis le calendrier de la Poste n’est pas assez grand ? » Bon, j’arrête, mais vous voyez le genre.

On ne voyait pas le Belgique, pas plus qu’on ne voyait la Hollande et un bon morceau de ce qui n’était pas encore l’Allemagne, mais avait déjà inventé la choucroute, c’est un bon début. Bonaparte avait collé tout ça dans son empire et les obligeait à parler français avec l’accent corse. (À suivre.)

P.-S.

À (re)lire, le deuxième volet : « La Belgique comme si ça existait ».

Notes

[1] Il semblerait que ce soit William Pitt « le Jeune » (ou « le Second »), Premier ministre britannique de la fin du XVIIIe siècle. (Note de Charlie enchaîné)

[2] D’après nos recherches, il s’agirait effectivement du congrès de Vienne. (Note de Charlie enchaîné)


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