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Le cynisme d’Anne Lauvergeon

Célébrons Tchernobyl (22 ans) avec la patronne d’Areva

mercredi 16 avril 2008, par Jeddo
mise à jour : samedi 3 mai 2008

Le 27 février dernier, Anne Lauvergeon [1], présidente du directoire d’Areva, numéro un mondial du nucléaire, était l’invitée de la matinale de France Inter. Interrogée par Thierry Steiner, puis par quelques auditeurs, celle-ci a eu l’occasion d’afficher toute son audace sur des questions aussi anodines que la prolifération, les choix énergétiques, le Niger, etc. Séquences.

Du civil au militaire ? Aucun risque, faites-moi confiance !

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L’invité d’Inter — Anne Lauvergeon — Du civil au militaire
Extrait de l’émission le 7-10 du 27/02/08 sur France Inter (Durée : 1’28)

“— Est-ce qu’il y a un danger qu’un réacteur civil soit détourné à des fins militaires ?
(Silence) Aujourd’hui, absolument pas.
— Même un EPR ?
— Ah, du tout.”

La présidente du directoire d’Areva est formelle : les pays à qui l’on refourgue des centrales nucléaires clefs en main sont des pays sûrs, c’est-à-dire « des pays qui acceptent les contrôles intégraux de l’AIEA [Agence internationale de l’énergie atomique, NdR] », par ailleurs prix nobel de la paix en 2005 (sic), insiste Anne Lauvergeon. Ces pays acquéreurs, donc, acceptent « d’être filmés 24h sur 24 dans tout ce qu’ils font » (un peu comme dans le Loft, en somme...).

“— Y’a-t-il un danger que l’uranium des centrales serve à fabriquer des bombes, alors ?
— Pas du tout.
— Donc ce sont des précautions en théorie inutiles.
— Oui. Ce que nous faisons...
(se reprenant) Pas du tout. Ce que nous faisons aujourd’hui dans le nucléaire civil, c’est que nous fournissons effectivement des réacteurs, nous construisons des réacteurs, nous fournissons tout le cycle du combustible sans que ce combustible puisse être utilisé à autre chose qu’à fonctionner dans le réacteur.”

On vous vend une voiture et l’essence qui va avec. Faire un cocktail Molotov ou brûler un bus avec l’essence n’est pas un usage prévu dans le contrat.

“— Et ça [empêcher le combustible d’« être utilisé à autre chose qu’à fonctionner dans le réacteur »], c’est extrêmement facile à faire.”

Cabu - Notre ami le colonel Une déclaration qui rappelle l’affirmation de Sarkozy selon laquelle il suffirait d’appuyer sur un bouton pour désactiver une centrale nucléaire depuis l’extérieur (ci-contre, dessin de Cabu paru dans Le Canard enchaîné du 01/08/07). Mais puisque la patronne d’Areva — qui s’y connaît, elle — nous dit que la technologie nucléaire, c’est quelque chose d’« extrêmement facile », à la portée de n’importe quel quidam, croyons-la sur parole.

“— C’est impossible de passer du civil au nucléaire mais il faut quand même des contrôles, en gros.
— C’est impossible de passer du nucléaire civil au nucléaire militaire aujourd’hui, dans les conditions où nous vendons le nucléaire civil.”

C’était possible hier. Ce ne sera pas impossible demain, mais « aujourd’hui » ça l’est.

Ces associations qui ne représentent rien

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L’invité d’Inter — Anne Lauvergeon — Greenpeace et Sortir du nucléaire
Extrait de l’émission le 7-10 du 27/02/08 sur France Inter (Durée : 1’24)

“— Les associations comme Greenpeace ou le réseau Sortir du nucléaire sont toujours extrêmement mobilisées contre ce projet [la construction d’une centrale EPR à Flamanville]. Est-ce que le premier défi du nucléaire aujourd’hui, c’est de convaincre l’opinion publique ?
— Bah, Greenpeace et Sortir du nucléaire, je crois que ce n’est pas l’opinion publique. C’est une partie de l’opinion publique, c’est une partie finalement assez faible (...).”

Deux associations de citoyens comme Greenpeace [2] ou le réseau Sortir du nucléaire, qui fédère 820 associations, ne sont certes pas « l’opinion publique » — ce vague concept qui n’a de signification ni qualitative, ni quantitative —, même quand elles co-organisent un rassemblement de 62 000 personnes contre le projet EPR. Cependant, aucun citoyen n’a jamais mandaté Anne Lauvergeon pour qu’elle vante les bienfaits de l’énergie nucléaire à une heure de grande écoute sur une radio de service public.

Mais qu’on se rassure, Anne Lauvergeon n’est ni « archi-contre » (ça, on s’en doutait un peu), ni « archi-pro » nucléaire (ah bon ?). Est-elle archi-sceptique, alors ? Non, elle est archi-pragmatique, car « le nucléaire n’est pas LA solution (...) ; c’est une partie de la solution ». Voilà un discours qui devrait réconcilier pros- et anti-nucléaires !

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Inter-activ’ — Anne Lauvergeon — Stéphane Lhomme
Extrait de l’émission le 7-10 du 27/02/08 sur France Inter (Durée : 3’27)

Eh bien non, pas vraiment. Le porte parole du reseau Sortir du nucléaire justement, Stéphane Lhomme, se fend d’un coup de fil à France Inter et intervient dans le débat comme « simple auditeur ». Au bout de trois minutes quinze, l’animateur de la radio reprend la main : « Vous avez eu à peu près autant de temps de parole qu’une chronique de Jean-Marc Sylvestre, donc l’incident est clos  [3]. Merci beaucoup. » D’un côté, l’« l’invitée de France Inter », Anne Lauvergeon, de l’autre, l’« incident » de France Inter, Stéphane Lhomme. Ce malotru qui se permet en plus de dénoncer « sur la question du nucléaire, un petit problème de pluralisme sur France Inter », alors qu’il a eu sa chronique !

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Inter-activ’ — Anne Lauvergeon — Refus de débattre
Extrait de l’émission le 7-10 du 27/02/08 sur France Inter (Durée : 1’50)

De plus, Sortir du nucléaire « refuse toujours de débattre » assène Anne Lauvergeon [4]. Avant de regretter : « Vos chiffres, Monsieur Lhomme [est-ce de l’humour ?], sont hélas faux. Le nucléaire représente 17% de l’électricité produite dans le monde (...). » Et que disait « Monsieur Lhomme » ? Que « sur la planète, les énergies renouvelables produisent beaucoup plus d’énergie que l’énergie nucléaire », en avançant le chiffre de « 2,5% de la consommation mondiale d’énergie » pour le nucléaire. Un échange qui rappelle la controverse survenue lors du débat présidentiel entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy sur la part du nucléaire en France. Sauf que cette fois, au lieu d’avoir tort, les deux protagonistes ont raison. Et Lauvergeon s’en tire en montrant la poutre (17% de l’électricité produite) là où Lhomme montre la paille (2,5% de l’énergie consommée). Ah, le miracle des chiffres ! Comme pour « l’opinion publique » : on leur fait dire ce qu’on veut, et de préférence ce qui nous arrange...

Le Niger a besoin d’Areva, compris !?

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Inter-activ’ — Anne Lauvergeon — Ce qui se passe au Niger
Extrait de l’émission le 7-10 du 27/02/08 sur France Inter (Durée : 2’41)

Au tour de Françoise maintenant. Il lui revient l’honneur de poser la question dérangeante sur le Niger, où l’on sait déjà qu’Areva répand bonheur et prospérité. La confirmation va venir de la présidente du directoire du groupe. Et avec quel panache !

“— Je voulais poser une question pour savoir ce qui se passe au Niger. (...)
— (...) Ce que nous faisons au Niger, bah c’est parfaitement clair. Y’a eu effectivement des accusations qui ont été portées sur les contaminations. En fait nous avons des mines d’uranium que nous exploitons dans des conditions et des normes qui sont les normes internationales, donc des normes plus exigeantes que les normes nigériennes.”

Areva pourrait exploiter les mines d’uranium au Niger dans des conditions moins exigeantes que les normes internationales, donc à moindre coût, mais ne le fait pas. Qu’attendent les actionnaires d’Areva — CEA, État, et Caisse des dépôts — pour débarquer l’incapable qui dirige Areva ?

“— Mais, après tout, vous pouvez ne pas nous croire. Et effectivement, qui va aller regarder ce qui se passe au Niger ?

« Effectivement », qui franchement ! Alors, pour « objectiver les choses », Areva a « pris une décision ». Le groupe a créé « un (des) observatoire(s) de la santé sur [ses] mines », « sous l’égide des autorités nationales » (Gabon, Niger), constitué(s) d’« experts scientifiques indépendants », d’« associations locales et internationales », « pour effectivement mesurer l’impact de [ses] activités », explique Anne Lauvergeon.

“— Je pense... c’est ce que nous souhaitons... c’est objectiver les choses. Vous pouvez ne pas nous croire. Vous pouvez ne pas croire ce que disent les autorités de tel ou tel pays sur nos activités. Eh bien, on va mettre... ces observatoires indépendants vont nous permettre de juger, et de juger en toute indépendance.”

Les observatoires mis en place par Areva vont donc permettre à Areva « de juger en toute indépendance » l’activité dans les mines d’Areva au Niger et au Gabon. Mais vous pouvez, « effectivement », ne pas le croire. Vous pouvez, si vous le voulez, croire que les contaminations existent et ont déjà été constatées par des médecins « indépendants ». Vous êtes même libre de croire les élucubrations (documentées) de la Criirad, Commission de recherche et d’information indépendantes (ha, ha !) sur la radioactivité, qui mettait en évidence, dès 2005, « la contamination des eaux distribuées aux travailleurs et à la population », « la dispersion de ferrailles contaminées » ou encore « les risques liés à l’inhalation des poussières et du radon » dans les mines d’Areva au Niger...

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Inter-activ’ — Anne Lauvergeon — Le prix de l’uranium
Extrait de l’émission le 7-10 du 27/02/08 sur France Inter (Durée : 0’53)

“— Totale transparence donc, dites-vous, et vous avez aussi renégocier l’accord avec le Niger sur le prix auquel vous achetez l’uranium. C’est maintenant 60 euros le kilo, c’est ça ?
— Un peu moins.
— Mais c’est en dessous du cours mondial, toujours.
— C’est en-dessous du cours mondial parce que... il faut l’exploiter, il faut le sortir.
— Et vous investissez.
— Et nous investissons lourdement. Mais, il était tout à fait normal — et nous le faisons en fait tous les ans — de réévaluer le prix. Alors, pendant les années de vache maigre
(sic), toutes les années 1990 et le début des années 2000 où le prix de l’uranium était extrêmement bas, nous achetions au Niger à un prix supérieur au prix du marché. Nous étions donc en perte. Aujourd’hui, où le prix de l’uranium a beaucoup monté, nous... effectivement nous sommes redevenus bénéficiaires, nous ne faisons pas d’énormes bénéfices.”

Dire que « le prix de l’uranium a beaucoup monté », c’est peu dire. Le prix de l’uranium a été multiplié par 20 entre 2000 et 2007 ! Un kilo d’uranium se négocie désormais autour de 240 euros [5]. Areva est donc redevenu « bénéficiaire ». En s’offrant l’uranium pour quatre fois moins cher que le prix du marché, c’est presque surprenant. Mais Areva ne fait pas « d’énormes bénéfices » : un piteux résultat opérationnel de 407 millions d’euros en 2006.

“— Alors par contre pour le Niger, ça fait une très très grosse différence, puisque nous sommes la première recette budgétaire du Niger qui — je le rappelle — est l’un des pays les plus pauvres du monde, et qui a très peu de recettes.”

Traduction : si Areva devait quitter le Niger — au hasard, à cause de la polémique autour des risques encourus par la population locale lors de l’exploitation des mines d’uranium —, le Niger aurait encore moins de « recettes », et serait encore plus pauvre. Conclusion : Anne Lauvergeon et Areva font de l’humanitaire au Niger.

La communication, c’est tout un art.

Portfolio

« Émeutes de la faim »

P.-S.

À lire sur Charlie enchaîné :
- « Les miracles nucléaires de Fillon au Japon »
- « Les bienfaits d’Areva au Niger »
- « Libyen entre les lignes »
- « Les déchets radioactifs »

Portrait d’Anne Lauvergeon sur La base Oncle Bernard : « Anne Lauvergeon, la petite sherpa du nucléaire ».

Notes

[1] Photo © irispengpeng.

[2] La Cour de Cassation vient, le 8 avril, d’annuler une condamnation de Greenpeace pour dénigrement. L’association « avait reproduit sur son site Internet la lettre A stylisée de la marque de la SPCEA Areva (la société) et la dénomination A Areva, affublées toutes deux à une tête de mort et du slogan “Stop plutonium — l’arrêt va de soi”, et placées sur le corps d’un poisson mort. »

[3] Une réplique décidément dans l’air du temps en matière de questions environnementales.

[4] Stéphane Lhomme n’a pas eu de “droit de suite” après la réponse d’Anne Lauvergeon, faut-il le préciser ?

[5] Une étude intéressante sur le prix de l’uranium, dont les données s’interrompent en 2005, expliquait déjà cette tendance haussière.


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2 Messages de forum

  • Le cynisme d’Anne Lauvergeon

    10 novembre 2008 03:53, par bolinox

    La définition du pays rationnel d’Anne Lauvergeon.

    Écoutez l’émission "Thé ou café" du 09/11 sur France 2, minute 48. Et après ça Areva vend ses centrales à des pays "rationnels" comme la Chine (et d’autres). Je ne me souviens plus du nom de cet avocat chinois qui est en prison pour avoir dénoncé une catastrophe écologique majeure causée par l’industrie et la corruption des dirigeants du parti (empoisonnement d’un lac et de toute la région ; des centaines de morts, des milliers de malades. Si vous avez des renseignements là-dessus, merci de me le signaler dans les commentaires). Vive la rationalité !

    Voir en ligne : http://the-ou-cafe.france2.fr/index...

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    • Le cynisme d’Anne Lauvergeon 14 novembre 2008 17:55, par Jeddo

      Merci de votre commentaire.

      À noter que le 12 novembre, Anne Lauvergeon était de nouveau invitée à s’exprimer sur France Inter, interrogée cette fois par Nicolas Demorand. Et de nouveau, le porte parole du réseau Sortir du nucléaire Stéphane Lhomme est intervenu comme simple auditeur.

      Voir en ligne : Anne Lauvergeon interpellée

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