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Fruit triste

Nos amis les fruits et légumes : la pomme

par Cavanna

mercredi 18 août 2010, par Charlie enchaîné

Nous reproduisons dans son intégralité une chronique de Cavanna, parue dans Charlie Hebdo le 11 août 2010 (n°947).

Photo © rore / Flickr

Mots-clés : 11 août 2010, Cavanna

La pomme est un fruit triste.

La pomme est un fruit triste. (Je répète parce que je sais qu’à la maquette ils vont automatiquement me coller la première phrase en gras — c’est une manie —, et moi je trouve que ça fait con et faux intertitre.) La pomme, donc, est un fruit triste. Il faut que cela se sache.

L’immense majorité des fruit est gaie. Réunis dans un compotier, on les voit se gondoler, se pousser du coude, se frapper dans le dos, s’en raconter une bien bonne. Voyez l’abricot rubicond se taper sur le ventre, voyez la pêche fraîche et rose telle la pute en ses enfances, voyez la prune, grosse blonde vicelarde pétant de bon jus poisseux — ça, c’est la reine-claude — et sa cousine la grande brune effrontée au long menton, sombre salope plein de promesses salaces comme une odorante aisselle — ça, c’est la quetsche —, voyez l’orange apoplectique qui va éclater de rire d’un instant à l’autre, voyez l’indécente banane arquée sur une crise de rigolade qui la plie en deux, voyez la groseille au rire aigrelet, voyez le beau raisin, noir ou blanc mais déjà bourré à l’idée qu’il va devenir vin rouge, voyez la poire farceuse qui ne laisse aucun espace entre elle et le fromage rien que pour emmerder le dicton, voyez les noix qui se fendent la gueule en attendant le marteau, voyez les figues tellement molles de la fesse qu’elles s’écroulent sur elles-mêmes… J’allais les oublier : voyez, voyez les cerises, pendues au plafond comme celles de mon grand-père, et qui se balancent comme deux petites folles…

Toute cette joie, tout ce bonheur, ces couleurs éclatantes, ces formes élégantes… Une assemblée de fruits, c’est la fête. Le coin sinistre des poireaux, navets, pommes de terre, radis noirs et autres choux-raves pleins de poils aux pattes qui puent la sueur de plouc sous-payé n’est pas l’endroit où courent tout droit les petits enfants, moi je vous le dis.

Attention ! La pomme n’est pas terne. Je n’ai pas dit ça. Bien astiquée, elle brille de tout son vernis. Même, il lui arrive d’avoir du rouge aux joues. Mais elle est triste. Irrémédiablement. La seule vue d’une pomme fout le cafard, c’est comme ça. Le gars qui vend des pommes au marché a une pauvre gueule ravagée par le chagrin. D’ailleurs, on le relève toutes les heures. Sans quoi, vous pensez bien, on ne trouverait personne.

La pomme, la triste pomme, est le fruit des pays où il n’y a pas de fruits. Les fruits ne poussent pas par là parce que les conditions de travail sont dégueulasses. Les pommes y poussent quand même. La pomme est un fruit fayot et lèche-cul. En plus.

La pomme est un fruit con. Plus con que la pomme, il n’y a que la citrouille. Le sexe des femmes n’arrive qu’en troisième position.

La pomme est un fruit bien-pensant. Elle présente une gueule lisse, inexpressive, une gueule de flic. Elle sait le temps qu’il fait et le temps qu’il va faire. Si on lui mettait des aiguilles, elle dirait : « Avant l’heure, c’est pas l’heure. Après l’heure, c’est plus l’heure. L’heure, c’est l’heure. » Si mon petit frère me disait : « Je veux épouser une pomme », je lui répondrais : « Non. »

La pomme est un fruit pochetron. Et sournois. Elle donne du cidre, qui a l’air d’un innocent jus de fruit, et qui te retourne la gueule mine de rien. Déjà. Ensuite, le dégueulis est ramassé et distillé en Calvados, essence diabolique qui transforme un chauffeur de poids lourd en assassin, un vendeur d’armoires frigorifiques en violeur de grand’mères (avec l’armoire sur le dois). Il faut connaître les choses.

La pomme est un fruit cureton. Muni d’une paire de jumelles, depuis la lucarne d’une loyale amie à moi, on voit très bien le curé de Saint-Nicolas-du-Chardonnet distribuer aux ouailles de minces rondelles de pomme.

La pomme n’a, à la rigueur, qu’une utilité : pas mûre, elle fait l’effet d’un caillou en pleine gueule.

P.-S.

À (re)lire, du même Cavanna :
- « La Belgique, terre de contrastes »
- « La Belgique comme si ça existait »

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