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Débat

Philippe Val et Oncle Bernard divergent sur la gratuité

mercredi 25 mars 2009, par Charlie enchaîné
mise à jour : mercredi 29 avril 2009

Dans l’édition de Charlie Hebdo du 18 mars 2009, Philippe Val s’interroge : « Quand c’est gratuit, qui paye ? » À la demande de son directeur de la rédaction, Oncle Bernard se livre, lui, à un « Éloge de la gratuité ». Les deux points de vue s’exposent dans le même numéro de Charlie, sur la même page.

Pour Philippe Val, le paiement est un « droit d’entrée » dans une œuvre

« Payer est le propre de l’homme », écrit en substance Philippe Val. Quelle que soit l’organisation sociale d’un groupe humain, « on y observe toujours un système d’échange conscient », contrairement aux autres espèces du règne animal qui « prélèvent dans leur milieu (...) et n’agissent pas consciemment pour payer ce prélèvement », argumente l’éditorialiste. « On peut dire que là où commence le paiement s’arrête la “jungle”, et, à l’inverse, que là où le paiement s’arrête commence la “jungle” », propose-t-il.

Ce préambule posé, Philippe Val estime que l’argent est nécessaire pour le bien des hommes : « si l’on aime le droit et la liberté qui gagne du terrain sur la loi de la jungle, il faut aimer l’argent (...) parce qu’il est une merveilleuse et pacifique convention qui permet à la diversité humaine de cohabiter. » Mais attention, il ne faut pas aimer l’argent « pour son accumulation névrotique et le fantasme de domination que donne la fortune », précise-t-il. À l’appui de sa démonstration, le directeur de Charlie prend pour exemple l’eau douce, « élément vital pour tous ». Selon lui, fixer « un prix unique de l’eau » à l’échelle planétaire permettrait d’éviter des guerres, qui se déclencheront fatalement si on ne le fait pas.

Philippe Val considère que payer un impôt sur le revenu, même minime pour ceux des basses tranches, « donne des droits moraux à celui qui le paye », notamment celui « d’avoir un avis et de l’exprimer lors des élections ». Ne rien payer, au contraire, met mal à l’aise la personne qui bénéficie d’un service gratuit : celle-ci ne pourra pas légitimement critiquer ce service. Philippe Val ajoute que la crise financière mondiale « vient d’un vertigineux décrochage entre les choses et leur prix » car on a fait entrer dans le système « une masse critique de jungle ».

« Pirate des Caraïbes versus pirate Internet » Le directeur de Charlie Hebdo défend l’idée que « dans une société précisément marchande, rien n’est gratuit ». La gratuité est un leurre car en contrepartie on nous impose « de la publicité, des comportements ou des renseignements lucratifs sur nos habitudes ». Philippe Val estime que le piratage informatique pour acquérir des biens culturels doit rester transgressif et marginal ; légaliser cette pratique reviendrait, pour un État démocratique, à se renier soi-même.

L’éditorialiste écrit que « les dons les plus précieux [sont] ceux que nous offrent (...) les produits culturels ». Il se souvient avoir acheté, il y a quarante ans, les Poèmes saturniens de Verlaine, qu’il lit encore aujourd’hui. Payer un livre — ou un disque — constitue, selon Philippe Val, un « droit d’entrée » dans l’œuvre de l’auteur, qui permet à ce dernier de disposer « d’assez de temps et de liberté pour composer un œuvre de génie » ; le reste relève du « don du poète au lecteur », qui est « la seule gratuité qui vaille quelque chose ».

Oncle Bernard défend les « créateurs » contre les « marchands »

Une tout autre tonalité — moins philosophique, plus pragmatique — ressort du texte d’Oncle Bernard, qui précise : « Philippe m’a dit : “Tu es pour la gratuité, défends la gratuité !” ». Premier point soutenu par l’économiste : bien que dans l’absolu tout soit marchandisable, parce que rare, « nombre des actes de l’humanité ne sont pas marchands ». Oncle Bernard oppose des valeurs qui ne passent pas par le prix du marché (l’intelligence, le rêve) au prix du marché qui « suppose l’exclusion : c’est ton litre d’essence, pas le mien ». Un chercheur qui offre ses découvertes à ses pairs crée de la valeur sans rien en perdre, ajoute-t-il.

La nouveauté aujourd’hui, explique Oncle Bernard, c’est que la technique informatique permet de dupliquer facilement les données : « on peut donc copier à l’infini un morceau de musique ». Pour autant, ce morceau n’a pas disparu, précise l’économiste. Ce qui le conduit au deuxième point de son argumentaire : « la création n’existe pas sans copie ». Oncle Bernard prend pour exemple Picasso qui, à force de copier ses maîtres, « a fini par faire une œuvre ».

L’économiste poursuit sa démonstration. Il veut « protéger les créateurs » et fait « l’hypothèse que le créateur aime la création avant l’argent », contrairement au marchand dont les arguments ne l’intéressent pas, écrit-il. Pour Oncle Bernard, Internet est un moyen pour les créateurs de se faire connaître. « La photocopie fait lire, comme la radio fait acheter des disques, ou le magnétoscope aller au ciné », argue-t-il.

Néanmoins, « il est clair qu’il faut faire payer les copieurs », plaide Oncle Bernard, qui signale le projet de « licence globale », « défendu par des révolutionnaires comme Michel Rocard et beaucoup de députés européens ». Il propose de redistribuer le produit de cette « taxe d’accès augmentée à Internet » aux auteurs. Oncle Bernard accuse la FNAC et autres d’avoir fait disparaître de nombreux vendeurs de disques et considère les marchands comme « incapables de dénicher des talents ».

L’économiste de Charlie Hebdo dénonce, enfin, « le combat de Microsoft et Apple contre les logiciels libres » qui sous-tend, selon lui, « l’attaque contre la “gratuité” ». Il en veut pour preuve que « Linux est fondé sur la coopération, l’altruisme et le plaisir de la recherche, avant l’appât du gain ». Oncle Bernard reprend en conclusion son leitmotiv : « On ne me fera jamais dire qu’il ne faut pas défendre les créateurs. Il n’y a qu’eux à défendre. »

P.-S.

Ajout du 26/3. Le débat autour de l’éditorial de Philippe Val se poursuit sur le blog de Mikiane : « Il faut expliquer epsilon et l’infini à Philippe Val... ».

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