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Que signifie la perte du triple A ?

lundi 23 janvier 2012, par Hadi Taibi

Il était une fois, un gentil petit garçon nommé Léo, qui vivait à la prairie, dans une petite maison construite par ses parents Pépé et Mémé, comme aimaient les appeler affectueusement les gens du village.

Source illustration : http://temujin.over-blog.com/articl....

Dans la petite maison dans la prairie, Pépé, Mémé et leur petit Léo disposaient de tout ce dont ils avaient besoin pour vivre heureux. Rien n’était superflu. Même pas la télé qui leur permettait de suivre, en noir et blanc, l’actualité qui les matraquait déjà de promesses d’un avenir tout en rose.

Tout le monde ici se souvient du soir où Pépé avait acheté une télé pour l’offrir, en guise de cadeau de fin d’année, à son fils Léo. Depuis, le gentil petit garçon ne vit plus qu’au gré d’une providentielle visite du père Noël. Mais comme chez Pépé et Mémé on ne s’achetait une nouvelle télé que si la première télé devenait hors d’usage ou obsolète, Léo dut attendre son entrée au lycée pour avoir droit à une télé en couleur, offerte cette fois-ci, non pas par le père Noël, mais par son propre père.

Pépé et Mémé géraient un élevage qui leur permettait de vivre honnêtement et d’assurer une scolarité digne à leur enfant. Pour ce faire, ils disposaient de chèvres, de vaches, de moutons, de poules, de lapins qui se reproduisaient et produisaient lait, viandes et peaux ; mais les stars dans la prairie, c’étaient les trois ânes pour qui le vieux couple entretenait une relation affective.

En effet, il y a plusieurs années, une mystérieuse maladie avait emporté tous les ânes de Pépé et Mémé, ne laissant derrière elle qu’un seul survivant. Comme l’espérance de vie du baudet est trois fois inférieure à celle de l’homme, Pépé s’était endetté pour s’acquérir une femelle qu’il avait mariée à son âne esseulé. Le couple ânier avait égayé la bergerie de petits ânons.

Une fois le spectre de l’extinction de l’âne du domaine familial éloigné, et au gré des fluctuations saisonnières, pluviométriques ou de reproduction, Pépé réussit à écouler deux ânes pour rembourser la dette contractée. Au bout de ses comptes, il en ressortit avec un âne vendu pour rembourser la dette générée par l’achat d’un autre âne, un deuxième pour dégager une plus-value et trois autres pour assurer la continuité de l’activité.

Pépé et Mémé n’avaient pas été à l’école, et on ne sait toujours pas comment ils faisaient pour connaître le cycle économique, le cycle biologique et le cycle technologique et surtout, comment ils pouvaient les faire coïncider sans qu’il n’y ait jamais eu de conflits entre les trois cycles ?

Une chose est cependant sûre : l’âne, son épouse l’ânesse et leur petit ânon, étaient la propriété de Pépé et Mémé, qui se plaisaient de les désigner jalousement, sous le patronyme des trois A.

Après des études supérieures, Léo décida de retourner à la propriété familiale. Il n’était plus tout seul ; la charmante Léa avait insisté pour que Léo, qu’elle avait connu et aimé pendant leur cursus, continue de la faire rêver. Léo et Léa se marièrent et s’installèrent chez Pépé et Mémé. Tous les deux durent s’occuper des vieux parents, de la ferme et des trois A.

Léo et Léa commencèrent par l’achat d’un téléviseur. L’ancien ne répondait pas à leurs besoins d’installer tous les joujoux qu’ils avaient prévus pour se distraire. Ils referaient cette opération de mise à jour technologique, en moyenne, une fois tous les trois ans, juste pour ne pas accuser de retard sur les évolutions successives qui connaîtraient des rythmes toujours en accélération.

Pour la rationalité dans les dépenses, Léo et Léa jugèrent pléthorique la présence de l’ânesse et de l’ânon. L’âne ne pouvait malheureusement pas leur expliquer que c’était grâce à son travail qu’il arrivait à faire nourrir les siens. Rien n’y fît ! La décision de Léo était irrévocable.

L’ânesse fut cédée aux Martin. Elle vit désormais chez de grands propriétaires terriens qui font dans l’élevage extensif. Ils sont riches, puissants et surtout ils aiment faire la fête. Ils sont les rois de la spéculation et leur influence s’étend sur plusieurs kilomètres à la ronde. Ce sont eux qui font la pluie et le beau temps du mercurial et décident du taux d’inflation qu’ils veulent appliquer aux autres. L’ânesse en profite pour faire la coquette : nettoyage de peau, manucure, nouvelles tenues, soirées mondaines et voyages sont au programme de la Reine des bourricots.

Pour sa part, l’ânon fut envoyé chez les Bertrand qui occupent une petite île à eux seuls. Pour les atteindre, l’ânon avait découvert la traversée en barge. Et ça lui a beaucoup plu ! La famille Bertrand ne produit rien, mais elle vend un peu de tout. On peut vous vendre du vent, vous échanger vos épargnes contre des crédits, comme on peut négocier, à votre place, vos propres intérêts. Pour gagner les faveurs de ses grands argentiers, l’ânon s’initia à la criée et au colportage pour écouler les invendus de ses nouveaux maîtres ; en contrepartie de quoi, il lui fut permis de traverser la petite rivière en péniche.

Pour améliorer la productivité, Léo et Léa s’endettèrent auprès de leur banquier, au profit de qui ils hypothéquèrent la maison qui ne leur appartenait pas. L’âne, déjà atteint par l’âge et l’epreuve de l’esseulement, ne pouvait supporter l’idée que la maison de ses tendres propriétaires risquerait de ne plus appartenir un jour, ni à Pépé et Mémé, ni à leurs héritiers. Il rentra dans une tristesse qui finit par l’emporter. L’âne mourut !

La mort de l’âne attendrit Pépé et Mémé et les gens du village. Léo et Léa étaient particulièrement attristés ! Les seules indifférences venaient bizarrement de la part de l’ânesse et de l’ânon.

Sans préjuger de l’attitude des Martin du FMI et des Bertrand de Bercy, la logique fait, qu’en premier chef, les plus concernés, en dépit de leur insouciance affichée, étaient l’ânesse en ce qu’elle devint veuve et l’ânon en ce qu’il devint orphelin.

Léo pour, sa part, était inconsolable. Mais pourquoi Léo était-il inconsolable ? Trois possibilités :

  1. Par sentiment de culpabilité : il s’en voulut d’être la cause de la mort de l’âne ;
  2. Pour raison économique : il n’avait plus de maison à hypothéquer pour consentir un nouveau crédit pour l’achat d’un autre âne ;
  3. Par appréhension : il avait peur de devoir faire lui-même le travail qu’il confiait à l’âne.

Pour ne pas accabler davantage Léo, les trois réponses ne sont pas cumulables. Chacun n’a droit qu’à une seule réponse. Et chacun, selon la réponse qu’il aura choisie, se fera par lui-même, sa propre idée sur la signification de la perte du triple A.


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